Les échanges culturels historiques entre l’Afrique de l’Ouest et le Moyen-Orient

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L’univers du savoir islamique est modulé par les circulations culturelles (la circulation des savoirs, des ouvrages et des acteurs) pluriséculaires entre les différentes parties du monde musulman, plus spécifiquement entre les capitales culturelles. Les savants musulmans en effet ne cessèrent de voyager pour rejoindre les grands centres d’éducation islamique afin d’acquérir le savoir depuis les premiers siècles de l’islam jusqu’à nos jours. Dans la tradition musulmane, le déplacement vers les institutions locales de savoir (madrassa, majliss) puis vers les centres d’éducation islamique comme al-Azhar au Caire, al-Qarawiyyin à Fès, ou Sankoré à Tombouctou (entre le XVe et XVIe siècle), faisait historiquement partie du curriculum d’un savant. Ces circulations intellectuelles, qui formaient un réseau global, visaient à améliorer la formation et la réputation d’un savant[1]. Loin de se limiter au monde arabe, ces dynamiques intellectuelles reliaient des espaces géographiques éloignés, à l’instar des connexions entre l’Afrique de l’Ouest et le Moyen-Orient. Pourtant, peu d’études se concentrent sur l’analyse de ces relations culturelles. Elles constituent un point mort de la recherche. Cette étude mettra en exergue des exemples de connexions intellectuelles historiques entre l’Afrique de l’Ouest et le monde arabe, principalement à partir de l’exemple de la ville de Tombouctou.

L’introduction de l’islam au XIe siècle pourrait s’accompagner d’un développement des institutions de savoirs en Afrique de l’Ouest[2]. Cette région abritait des centres de savoirs islamiques connectés aux grands centres intellectuels et religieux du monde musulman, comme Kano, Tombouctou ou Djenné. Le centre intellectuel de Tombouctou figure parmi l’un des plus prestigieux centres de cette région. La ville de Tombouctou se distinguait en effet par sa position géographique, terminus des caravanes transsahariennes (chargées d’or, de sel, de manuscrits, de bétails…), par sa classe d’intellectuels, forts de leur esprit de corps, et de son importante mosquée-université, Sankoré[3]. L’empereur du Mali, Kankan Mussa (1312-1337) participa au développement de la ville de Tombouctou au retour de son pèlerinage à la Mecque, en amenant des savants des régions visitées, notamment de l’Égypte[4]. Il finança des écoles, des bibliothèques et des mosquées. Au XIVe siècle, Ibn Battuta témoigne de la vitalité de l’apprentissage islamique à Tombouctou en ces termes :

They are very zealous in their attempts to learn the holy Quran by heart. In the event that their children are negligent in this respect, fetters are placed on the children’s feet and are left until the children can recite the Qu’ran from memory. On a holiday, I went to see the judge, and seeing his children in chains, I asked him, “Aren’t you going to let them go”? He answered, “I won’t let them go until they know the Qu’ran by heart[5].”

A son apogée au XVIe siècle, Tombouctou comptait entre 150 à 180 écoles coraniques, dans lesquelles la mémorisation se fondait sur la mémorisation du Qu’ran et sur l’appropriation corporelle de la parole divine. La mosquée-université de Sankoré délivrait des enseignements variés : des enseignements religieux, en logique, astronomie, astrologie, grammaire, rhétorique, le droit canonique, la médecine… La ville était considérée comme étant un centre majeur d’enseignement en Islam durant le XVIe siècle selon le savant tombouctien Ahmed Baba dans son ouvrage Nayl al Ibtihaj[6]. Elle était devenue un centre intellectuel sous les empires du Mali et de Songhaï[7].  Sa classe des lettrés aux origines hétéroclites maîtrisait la langue arabe et formait une aristocratie aussi puissante que la bourgeoisie marchande : « In Timbuktu, and especially in the earlier periods, the scholars were unquestionably drawn from the wealthier merchant families and they were seen as the notables of the city par excellence »[8].

Loin d’être déconnectée du monde arabo-islamique, la mosquée-université de Sankoré jouissait d’une bonne réputation tant au Maghreb qu’au Moyen-Orient[9]. La circulation des ouvrages, notamment la diffusion et la réception des ouvrages Mukhtasar Khalil et Umm al-barahin[10], illustre les connexions intellectuelles entre ces régions. Umm al-barahin a été commenté par Ahmed Baba (m. 1627) ainsi que son père Ahmad b. Ahmad b. ‘Umar Aqit (d. 1583), puis versifié par Muhammad b. Ahmad Baghyu’u (étudiant d’Ahmad Baba) en 1611. Cette dernière version du texte, un poème, se diffusa au Moyen-Orient[11]. Ce poème fut commenté par un savant syrien, Abd al-Ghani al Nabulusi (m. 1731), Al Lataif al-unsiyya ala nazm al-Aqida al-Sanussiya. Les réseaux économiques et culturels transsahariens (des livres et des manuscrits), étaient étroitement liés aux circulations pour études.

Les échanges intellectuels entre l’Afrique de l’Ouest et le Moyen-Orient concernent les voyages d’études de savants ou d’étudiants ouest-africains vers les lieux d’enseignement islamique du monde musulman (La Mecque, Médine, Fès, le Caire, Tunis, Bagdad). Les musulmans ouest-africains profitaient de l’occasion du pèlerinage pour étudier dans les différentes villes présentes sur les routes (nord ou sud) menant à la Mecque[12]. L’explorateur allemand Heinrich Barth rencontra Faki Sambo au Massénia dans le Baguirmi (ancien État situé sur le territoire du Tchad actuel) au XIXe siècle. Sambo, un Peul, qui avait fait ses études au Caire après avoir accompli son pèlerinage à la Mecque. Lors de cette rencontre, Barth est impressionné par Sambo en raison de la possession de traductions en arabe de certains textes de Platon et d’Aristote :

I listened with delight when I once mentioned the Astrolabe or Sextant and he (Sambo) informed me with pride that his father had been in possession  of such an instrument, but that for the last twenty years he had not met a  single person who knew what sort of thing: the Astrolabe was … He was a very enlightened man, and in his inmost  soul a Wahabi; and he gave me the same name on account of my principles.  I shall never forget the hours I passed  in cheerful instructive conversation  with this man; for the more unexpected the gratification was, the greater,  naturally was the impression it made  upon me … The only drawback to my intercourse with this man was that he  was as anxious to obtain information of me with regard to the countries of the Christians and those parts of the world with which he was less acquainted, as I was to be instructed by him …[13]

Le rayonnement culturel des centres d’éducation islamique en Afrique de l’Ouest est à l’origine de la visite de savants du Moyen-Orient dans cette région. Abu Bakr b. Qasim al-Khazraji (m. 1404), un Mecquois, est devenu célèbre pour la réussite de sa prière pour la pluie dans le bilad at-Takrur. Le prestige de la ville de Tombouctou est à l’origine de l’installation de savants dans la ville, comme l’illustre l’exemple d’al-Hajj Muhammad al-Iraqi à la fin du XVIIIe siècle[14]. Il délaissa l’Iraq pour rejoindre le cercle des savants tombouctiens. Il débuta la fondation d’une bibliothèque, connue aujourd’hui sous le nom de la librairie al-Imam al-Suyuti (Essayouti)[15]. Pillée en 1894 par les troupes d’Umar Tall durant le djihad[16], la bibliothèque est reconstruite et préservée après le séjour pour études de Sidi Muhammad à l’université d’al Azhar au XXe siècle. Ses études en Égypte et ses voyages au Maroc et en Arabie furent également propices au développement du savoir dans cette ville, lors de son retour à Tombouctou[17]. Il joua en effet un rôle important dans le développement des sciences islamiques, en transférant les capitaux culturels acquis lors de son voyage, notamment les ouvrages et les matériaux nécessaires à la copie des manuscrits pour le développement de la librairie al-Suyuti. Cette librairie permit de préserver le manuscrit original de Mahmud ka’ti, Tarikh al-fatash[18]. En préservant des ouvrages importants sur l’histoire de l’Afrique de l’Ouest, ils contribuèrent d’une certaine manière au développement de la recherche contemporaine sur cette région. Il créa par ailleurs la première école franco-arabe dans la région. Ces descendants sont actuellement les imams de la mosquée de djingareyber ou des juristes, cadi, dans cette ville.

Ces exemples de relations intellectuelles montrent l’insertion historique de l’Afrique de l’Ouest au monde musulman par la circulation des ouvrages, des acteurs et des idées. La colonisation du continent africain entraîna une diminution de ces relations entre l’Afrique de l’ouest et le monde arabe, en raison du contrôle par les Européens de la route Nord du pèlerinage. Depuis l’indépendance des États africains, la circulation pour études des ouest-africains ne cessent de se développer par le développement des bourses d’études étatiques, la relative démocratisation des moyens de transport et la dégradation des systèmes éducatifs dans cette région. Elle s’oriente vers les régions historiques traditionnelles mais aussi vers des régions nouvelles comme la Malaisie, la Turquie, ou encore l’Iran. La circulation des savants et des étudiants ouest-africains dans le passé façonne la circulation pour études contemporaine dans le monde musulman. Les étudiants africains mobilisent souvent ce passé avant d’entamer un séjour d’études à l’étranger.

Bibliographie

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WARE Rudolph, The Walking Qurʾān: Islamic Education, Embodied Knowledge, and History in West Africa, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2014.

[1] Kane Ousmane Oumar, Beyond Timbuktu, An Intellectual History of Muslim West Africa, Cambridge, Harvard University Press, 2016, p. 5. Kane met en lumière la participation de l’Afrique de l’Ouest au réseau global d’échanges intellectuels au sein du monde musulman.

[2] La transmission du savoir islamique en Afrique de l’Ouest reposait sur différents acteurs : les centres intellectuels, les écoles coraniques, l’individu musulman, les savants (appelés ulama, karamoko, modibo…). Les familles de savants sont les Cissé, les Fofana, les Dramé, les Touré, les Diané et les Sanogo. Ils furent des vecteurs de l’islamisation en Afrique de l’Ouest, en empruntant les routes des gens du voyage (djoula), notamment celles des commerçants pour implanter des écoles coraniques, transmettre pacifiquement l’islam, tout en sauvegardant la tradition islamique. Étienne Gérard, « Les médersas : un élément de mutation des sociétés ouest-africaines », in Politique étrangère, 1997, vol. 62, n°4, p. 613-627, p. 614.

[3] La ville de Tombouctou est fondée au Ve siècle. La vie intellectuelle de cette ville connait un apogée durant le XV et XVIe. L’épanouissement intellectuel de Tombouctou reposait sur la prospérité économique et commerciale de la ville. L’expédition marocaine de 1591 précipita l’effondrement de l’empire Songhaï, détruisant par la même occasion sa vie intellectuelle.

[4] Basil Davidson, A History of West Africa 1000-1800, London, Longman, 1965, p. 51-52.

[5] Ousmane Oumar Kane, Beyond Timbuktu, An Intellectual History of Muslim West Africa, Cambridge, Harvard University Press, 2016, p. 10.

[6] Elias N. Saad, Social History of Timbuktu : the role of Muslim scholars and 1400-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 66.

  1. Cherbonneau défend que « L’enseignement donné à la jeunesse… écrivait-il… avait déjà atteint le même niveau que celui des universités de Cordoue, de Tunis, de Bougie, de Tlemcem et du Caire», Sékéné Mody Cissoko, « L’Intelligentsia de Tombouctou aux XVe et XVIe siècles », in Présence Africaine, 1969/4, p. 48-72., p. 59.

[7] L’Empire du Mali (XIIIe-XVIe siècle) s’étendit de l’est du Sénégal  et à l’ouest de l’actuelle République du Niger. L’apogée de cet empire est au XIVe, période durant laquelle l’empire entretenait des relations avec l’Europe.  L’Empire Songhaï (XVe et XVIe siècle) est un empire qui s’étendait sur une partie du Niger, Mali et Nigéria actuel. Il fut dirigé par deux dynasties : les Sonni et les Askias.

[8] Elias N. Saad, Social History, op. cit., p. 15.

[9]Elias N. Saad, Social History, op. cit., p. 17.

[10] Mukhtasar de Khalil ibn Ishaq al-Jundi (m. 1365) est le principal livre de fiqh malikite de référence en Afrique de l’ouest. Umm al-Barahin, écrit par Muhammad b. Yusuf al-Sanusi (m. 1490) est un court traité sur la croyance, qui a acquis une réputation, notamment chez les savants peuls, qui l’ont traduit en peul. L’apprentissage par cœur de ce traité de croyance constituait une obligation pour tout croyant.

[11] Nehemia Levtzion, Randall L. Pouwels, The History of Islam in Africa, Ohio, Ohio University Press, 2000, p. 427-428.

[12] La majorité des musulmans ouest africains utilisaient soit la route du Maghreb passante par le Caire (Nord), soit la route du Soudan, qui passait par les régions du Hausaland, le Tchad et le Darfour (Sud) pour accomplir le pèlerinage. Ahmed Chanfi, West African “Ulama” and Salafism in Mecca and Medina, Jawab al-Ifriqi The Response of the African, Leiden, Boston, Brill, 2015.  p. 1, p. 14.

[13] H. Barth, Travels, 1865, Vol. II, p. 506-507, Omer el-Nagar, West Africa and the Muslim pilgrimage : An historical study with special reference to the nineteenth century, Thèse de doctorat, SOAS University of London. 1969, https://eprints.soas.ac.uk/29503/1/10731659.pdf, p. 310-311.

[14] Al-Hajj Muhammad al-Iraqi délaissa l’Iraq à la fin du XVIIIe s. pour rejoindre le cercle des savants de Tombouctou où il débuta la fondation d’une librairie, connue aujourd’hui sous le nom de la librairie al-Imam al-Suyuti, Graziano Kratli, Ghislaine Lydon, The Trans-saharan book trade, Manuscript Culture, Arabic Literacy and Intellectual History in Muslim Africa, Brill, Leiden, Boston, 2011, p. 256-257.

[15] La librairie al imam al Suyuti pris ce nom après après le séjour pour études d’un des membres de la famille en Égypte au cours du XIXe siècle. Graziano Kratli, Ghislaine Lydon, The Trans-saharan book trade, op.cit., p. 256-259.

[16] Umar Tall, fondateur de l’empire Toucouleur, débuta un djihad en 1952 afin de tenter de soumettre différents peuples et entités politiques, comme les royaumes peuls de Fouta-Toro et du Macina ou l’Empire de Ségou. Il entreprit de conquérir la ville de Tombouctou, contrôlée par le clan arabe des Kounta, en 1864.

[17] Graziano Kratli, Ghislaine Lydon, The Trans-saharan book trade, op.cit., p. 256-259.

[18] Tarikh al fattish constitue une source importante de l’histoire de l’Afrique de l’ouest, de l’Empire Songhaï au XVIe siècle.

Siga Maguiraga 

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